Sur les voies ferrées d’Inde

Me voilà, assise dans ce train bondé sur une couchette bleue ciel suspendue par de maigres fils de fer au toit. Impossible de trouver le sommeil, mes voisins hurlent (non pardon ils parlent), ils jouent aux cartes, ils bavardent, ils sont heureux, ils rentrent à Delhi. Nous aussi nous rentrons à Dilli. Nous ne pouvons faire marche arrière cette fois ; en temps normal, nous aurions prolongé notre séjour à Jaisalmer et son désert. On s’y sentait bien.

Mais, les choses sont ce qu’elles sont, notre avion décolle dans deux jours. Obligation de rentrer à la capitale et… obligation de rentrer en France.

Gare de Old Delhi

La réservation de ce train a été tumultueuse. D’ailleurs quiconque se frotte à l’administration indienne (et il devrait le faire, juste pour les souvenirs), s’embarque dans une longue aventure d’une demie-journée à se frayer un passage dans les longs couloirs ou bureaux de réservation ferroviaire sans n’y rien comprendre. Je vais reprendre une jolie expression trouvée dans un livre : « Visiter l’Inde sans prendre le train, c’est comme goûter sa cuisine mais en enlevant ses épices ». Nous avions donc goûté au plaisir des réservations en gare dans les queues interminables à « l’indienne », nous avions par ailleurs goûté une première fois au voyage en classe « sleeper » en journée de Delhi à Agra, en compagnie de tout une troupe de soldats armés de kalachnikov (et de quelques enfants mendiants mais sans kalach’) puis nous avions avancé doucement mais paisiblement en classe « AC Chair Car » de Jaipur à Udaipur.

Sleeper Class en train indien

Sleeper Class en train indien (SL) Delhi - Agra

AC Chair Car, wagon climatisé avec siège inclinable

AC Chair Car, wagon climatisé (CC) Jaipur - Udaipur

Nous voulions donc cette fois, pour notre dernier trajet, goûter au train de nuit et dormir sur les voies ferrées d’Inde dans une classe supérieure, pourquoi pas ? (la 3A ou la 2A exactement pour ceux qui connaissent). Mais il n’en sera rien. Tout était complet ! Et impossible de raisonnablement envisager de se mettre en « Waiting List » (on peut s’inscrire en gare et dès qu’une place se libère, elle est pour nous… mais souvent la liste d’attente est longue avant son tour), nous avions malheureusement un vol à ne pas rater à Delhi.

Quai de gare en Inde

Réservation donc dans la classe la plus basse de notre train déjà testée en journée en direction de Agra (nous n’évoquons pas la seconde classe, sièges en bois non réservables). Nous serons au plus près de l’Inde, entourés de centaines d’indiens, allongés sur des couchettes mi molles, mi dures, réunis dans un wagon transformé en dortoir géant « overbooké » pour la nuit. Et c’était peu dire…

Arrivés dans le train, malheureusement, une famille a déjà occupé nos couchettes et insiste pour les garder afin de ne pas séparer tous ses membres. Le monsieur nous montre leurs places réservées un peu plus loin en souriant. Il est de bonne foi. D’accord, on prend vos places… Mais c’est bien parce que vous avez des enfants en bas âge Monsieur. Nous transportons nos gros sacs à dos sur nos nouvelles banquettes : plus loin mais surtout plus basses ; nous avions à l’origine réservé les banquettes tout en haut. Car je vous explique notre problème : nous conseillons vivement aux futurs voyageurs de réserver les couchettes du haut car en prenant celles du bas, vous risquez de partager votre lit au beau milieu de la nuit avec une personne qui n’a pas de place – les indiens sont très doués pour se faufiler et s’installer contre votre gré à vos côtés – c’est ça où ils dorment par terre.

En Sleeper Class, les wagons sont ventilés

Les wagons sont ventilés... surtout pour les locataires du haut !

C’est ce qui arrivera à Fabien à partir de 3h du matin jusqu’à l’arrivée le lendemain matin : lui allongé sur sa couchette du bas, recroquevillé pour que son voisin puisse s’installer ou repoussant régulièrement à grands coups de pieds les personnes trop envahissantes sur son lit. La nuit fut courte.

J’eus beaucoup plus de chance pour ma part. Ma nouvelle couchette ne me convenant pas, j’affichais clairement dès le début mon mécontentement auprès de tous mes voisins indiens. Ça se passe comme ça dans votre pays, pourquoi pas moi ?? Ma voisine, une jeune étudiante de Delhi, fut touchée par ma situation, touché peut-être que je cède ma place à des enfants et me cède alors sa propre couchette. Nous échangeons donc nos places, elle dormira donc sur celle du bas (partagée avec un indien inconnu durant la nuit) et moi sur la sienne, tout en haut. Merci beaucoup.

Nous étions en compagnie de jeunes étudiants de Delhi fort sympathiques

Nous étions en compagnie de jeunes étudiants de Delhi fort sympathiques

Les conditions de voyage n’était donc pas optimales… et pourtant, je riais intérieurement. Je souriais avec bonheur de vivre ce trajet unique et de nuit. C’était notre dernier voyage en train – pendant ce tour du monde je veux dire – et je sentais déjà que je m’en souviendrais un certain temps.
Tiens, un bébé du groupe voisin se met à crier.
Je souris de nouveau.

Que serait notre tour du monde sans ces moments inattendus, ces erreurs de parcours, ces difficultés ou ces conditions de vie, eu, plutôt médiocres originales ? Je me suis souvent plaint de mes mots de ventres ou de mes nausées soudaines alors que j’étais entassée au fond d’une boite à sardine roulante, ou bien des trop nombreux coups de coudes par mes voisins essayant tout comme moi d’entrer dans le dernier bus en direction du village bidule, de tasser encore plus de gens dans ce mini minibus déjà trop plein. Je me suis déjà plaint des reniflements et de tous ses gros crachats spontanés qui passaient trop près de mon visage. Parfois, j’ai fait la tronche dans ces chambres pourries aux prix surévalués par le propriétaire où je me mettais à parler aux énormes cafards qui me tenaient compagnie – y’en a un que j’avais nommé Carlito avant que Fabien ne l’écrase volontairement si si, volontairement en fait. L’horreur !… De nommer un cafard, pas de l’écraser ! J’ai souvent détesté ce sac trop lourd sur mes épaules, Fabien aussi en a pleuré un fois, ce sac rempli de tous nos souvenirs que l’on n’expédiait pas encore (patience… on a pas assez d’argent), tandis que l’on cherchait dans une ville inconnue dans une cohue impossible sous un soleil écrasant un endroit où dormir dans notre maigre budget.

Oh la, oui, que de moments difficiles. Mais aujourd’hui, je suis persuadée que tous ces moments seront mes meilleurs souvenirs.

Couchette du haut sur le côté en "sleeper class"

Couchette du haut sur le côté pour la nuit ; pensez à prendre avec vous sac de couchage et oreiller car rien n'est fourni par le train en "Sleeper Class" (alors qu'en 1A, 2A et 3A si)

Et ce train là… qui me ramène inexorablement vers cet avion pour un retour en France…
Pourquoi est-ce que je me sens obligé de faire un bilan, là maintenant ? Alors que notre voyage ne devait pas avoir de fin. Ou, plutôt, c’est comme ça que je le vivais, un jour suivi d’un autre, toujours en chemin…

… jusqu’à ce soir dans ce train, où… j’ai réalisé soudainement – l’idée ne m’avait jamais traversé l’esprit jusque là – que dans trois jours, je poserais les pieds en France. Trois jours ! Comment est-ce possible ? Je ne l’avais jamais vu venir !

On se réveille et puis hop, il faut déjà rentrer.

On aimerait dire ce que tout le monde souhaite entendre, mais, soyons honnête, nous n’avons pas vraiment envie que ce voyage s’arrête.
Un an, c’est long.

Il y a des hauts et des bas. Parfois, on s’engueule, parfois on est malade, parfois on souhaiterais être dans son lit, sa maison, chez soi. Mais globalement, nous n’avons pas de regret (les déceptions se transformèrent en heureuses coïncidences, elles même en heureux souvenirs) et nous avons toujours avancé avec enthousiasme et curiosité. Nous ne manquions de rien et rien ne nous lassait. Difficile d’être blasé sur cette Terre, il y a vraiment beaucoup à voir et à apprendre. Ainsi, notre voyage n’a jamais évolué avec un début et une fin et nous songions rarement au jour suivant, ni au pays suivant. Il n’y avait plus aucune programmation, la vie défilait tout doucement.
Je repense à ma sœur qui, à un mois de nos retrouvailles, nous harcelaient pour fixer une date, un horaire, un programme… Qu’est-ce que j’ai pu pester ! En vietnamien, le mot « demain » n’existe pas. Cette façon de voir a un peu déteint sur nous je crois.

Un an, c’est tellement long que l’on a oublié qu’un jour, on rentrerait. On a aussi eu le temps d’oublier les personnes que nous étions avant, comme si nous les avions laissé sur le quai de la gare. Depuis, que de voies ferrées empruntées. Notre pays a-t-il changé ? Et nous ? Aucune idée.

Aujourd’hui, allongée dans mon train indien en direction de Delhi, tandis qu’une foule importante s’accumulait, entassée sur le sol, des questions se bousculent dans ma tête, sans aucun sens ni aucun lien entre elles. Nous rentrerons en France sûrement plus terrorisés que nous l’étions en partant. Nous aimerions aller de l’avant, profiter de nos expériences mais le ferons-nous correctement ?

Les classes ventilées (non climatisées) ont des barreaux aux fenêtres et qui, parfois, ne se ferment pas (expérience vécu sur notre dernier train de nuit)

Ce voyage aura été une chose incroyable, une expérience tellement enrichissante. Plus les jours avançaient, plus je trouvais un sens à notre aventure. Il nous faudrait probablement un livre entier pour décrire tout ce que nous avons vécu car nous venons de nous créer des souvenirs pour toute une vie.

La boite blanche sur les quais, de l'autre côté des barreaux, c'est notre repas pour ce soir, commandé à un "prétendu" cuisiner à la gare précédente, deux heures plus tôt

Alors ce soir, il ne me reste plus qu’à sourire, sur ma couchette bleue ciel ; un sourire béat parmi ces centaines d’indiens qui crient autour de moi. Mon repas commandé deux heures plus tôt passe tout à coup à travers la fenêtre alors que je n’y croyais plus. « Thali, Thali » Ce pays est délirant ! Mais, moi, je me sens terriblement bien dans ce train, comme si j’étais sur un petit nuage.

Voilà

Dans trois jours nous allons prendre l’avion pour rentrer en France et ce voyage de douze mois s’achèvera… un peu comme si nous l’avions à demi rêvé.

Repas indien dans le train, thali et chaï tea

Repas indien dans le train, thali et chai. Excellents souvenirs.

 

 

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