Le début de l’année la plus courte

J’aurais pu appeler cet article « le jour le plus long », à cause de cette heure et demie d’attente qui m’a parue infinie à la gare de Nantes en ce début d’après-midi ensoleillé, mais aussi à cause de cette nuit – la nuit la plus courte, elle, en temps de sommeil! – cette nuit durant laquelle j’ai mentalement répété différentes scènes de ma vie, passées ou dans un futur proche mais imaginé, plaisantes ou tristes selon l’instant, cette nuit que pourtant j’avais préparée psychologiquement depuis longtemps. Très (trop?) tôt ce matin, pas de réveil brutal, pas de sonnerie stridente pour m’extirper du royaume des songes. Et pourtant, je ne suis pas un lève-tôt! Un lever aux cheveux ébouriffés pour aller échanger quelques mots avec ma grande soeur, vers les sept heures trente. Elle est adossée – façon de s’exprimer, elle n’est pas aussi petite que ça pour pouvoir s’appuyer le dos contre la table quand elle est debout – les yeux dans le vague, la télé allumée sur des dessins animés pour tout petits, une tasse vide à la main. Elle n’a pas l’air d’avoir passé non plus une super nuit. Quelques plaisanteries échangés sur ma coiffure matinale et sur son « air passionné » devant ce chef-d’oeuvre télévisuel « Oh la la, le héros va-t-il reconnaitre le méchant déguisé en loup? », me sort-elle, ironiquement et amusée. Puis c’est le temps des au-revoir. Quatre bises, et un simple « bon voyage! » et moi de répondre « …merci… », à quoi elle accroche un « Profitez-en bien ». « On va essayer! ». On va essayer… Quelle réponse! J’aurais aimé lui dire tellement plus… Je finis, m’engouffrant dans le couloir pour rejoindre mon lit, elle se dirigeant vers le lave vaisselle, en concluant sur « On s’appelle, on se mail, on se skype, on se SMS! » Notez la double ironie de la phrase : il est de notoriété publique que je ne communique presque jamais, et en plus cette phrase de conclusion de rencontre physique n’est même pas formulée dans un français correct… On se reverra dans un an. Fin du chapitre un.
Depuis mon siège dans le TGV Nantes-Lyon, je comprend distinctement la conversation téléphonique que la voyageuse de devant tient avec ce qu’il semble être un membre de sa famille. J’ai envie de lui hurler « ON S’EN FOUT DE TA VIE C***SSE » (la décence m’oblige à l’autocensure) mais je me retiens. La journée est assez éprouvante sans avoir à subir les déblatérations suraiguës et sans intérêt de ma voisine. Je mets un casque bien isolant pour me retrouver seul, le même casque que j’ai vainement tenté de réparer en soudant une prise jack 3.5mm sans y arriver hier soir, seul d’abord, puis à côté de mon frère venu cuisiner à la maison à l’occasion de mon départ. Le repas d’hier qui était, soit dit en passant, génial (surtout le dessert, les initiés comprendront). Après mon frère, sont successivement arrivés mon père, qui repartira quelques dix minutes après pour faire son jogging, ma soeur, qui partira chercher ma grand-mère, puis ma mère, qui elle ira a la boulangerie. Si aujourd’hui est le jour le plus long, alors hier soir est définitivement le soir que j’appréhendais le plus. A Élodie, je dis « filme! », car je souhaite conserver des images animées de la famille réunie (exceptionnel hors des fêtes de noël) pour les jours difficiles, et moi j’enregistrerai sournoisement une partie de la conversation du soir avec un microphone. Le repas se déroule bien, puis, le dessert et le café passé, je dois dire « à l’année prochaine Mamie! ». Moment difficile. Vous savez sans doute comment sont les personnes qui vieillissent : « Oh, on verra si je suis toujours là, ou bien si on se reverra bien plus tard, dans un autre monde… » Je tente de dédramatiser sans trop de succès. Évidemment que je donnerai des nouvelles. Évidemment que je téléphonerai. Évidemment que je veux la revoir l’année prochaine. Et en bonne santé avec ça! Et maintenant le lecteur Mp3 qui ne lit que les chansons les plus déprimantes, de toute façon lui a décidé de me pourrir la vie autant que possible… Enfin, je me rassure en me disant qu’il y en a au moins un qui ne s’inquiète pas pour moi. En partant, quatre bises à la volée et un « Bon voyage » plus tard, mon grand frère a disparu dans sa voiture, filant chez lui pour avoir un repos mérité (d’après mes papilles). Fin du chapitre deux.
« Saint-Pierre des Corps, Saint Pierre des Corps, deux minutes d’arrêt, correspondance pour Angoulême et Bordeaux Saint-Jean le quai d’en face! » disait une voix féminine empressée quand nous y passions, Élodie ou moi, pour nous rendre dans la ville d’études supérieures ou nous étudiions, et ville où nous nous sommes rencontrés, il y a plus de sept ans déjà. Nous nous arrêtions sur le quai Z pour prendre le TGV suivant, sur la voie… 1 (ne pas comprendre la logique). Je vois les deux voies depuis ma fenêtre. Que de souvenirs, et que de train aussi depuis ce matin! « Un tour de France des architectures » pour ainsi dire. Une heure de TER, quatre et demi de TGV. A midi, papa est sorti cinq minutes du travail (il a un peu de chance, il travaille à une minute à pied de la maison) pour venir nous dire au revoir. Rendez-vous dans la chambre des garçons, qui s’est transformée avec le temps en bureau-chambre d’ami (entrepôt de télé aussi). Il est en habits de bureau, veste de velours noir, pantalon noir, chemise blanche discrètement rayée, courte cravate sombre. Quelques larmes, ce qui est hautement inhabituel venant de sa part. Toi aussi tu vas me manquer. Le voyage se passera bien, on donnera souvent des nouvelles! Là encore, les mots me manquent, et je suis troublé de voir mon père dans cet état. A peine le temps de souffler, je me sépare de la gourmette et de la chaine que mes deux grands-mères m’avaient offertes pour mes dix-huit ans. Plus de neuf ans qu’elles ne m’avaient pas quitté, même pas un instant. Objets hautement sentimentaux. Mais je ne veux pas prendre le risque de prendre des risques, ou de les perdre. Pour ce « jour le plus long », j’ai pourtant l’impression de ne pas avoir le temps, de ne pas profiter. Il est midi trente, et tout va très vite. Le train, prévu sur nos billets à 12h46, est annoncé sur les affichages à 12h38. Privé de huit minutes de maman. On bavarde tout de même, j’en oublie presque le voyage. Au loin, j’aperçois les phares du train s’approchant. On se serre dans les bras « On t’aime », me souffle-t-elle à l’oreille. « Moi aussi, je vous aime! ». Le train est la, nous sommes dans le train, le train démarre, je n’ai même pas le temps de réaliser. Nous sommes loin. Fin du chapitre trois.
Il est maintenant dix-huit heure treize. la matinée est finalement passée à la vitesse de l’éclair, mais la journée semble inexorablement se rallonger. Après Saint-Pierre, c’est l’ignoble gare (sauf si vous êtes fan des gares souterraines tout de béton lissé) de Massy TGV que nous avons croisé, avant de bifurquer vers le sud, direction Lyon, enfin. Vous l’aurez compris, cette journée a été longue et rude pour moi, mais il faut nécessairement passer par là. Exprimer ses émotions n’est pas un truc de famille, mais on s’aime. J’aurais pu appeler cet article « le jour le plus long », mais je crois que je vais l’intituler « Le début de l’année la plus courte ». Car ça sera sans doute le cas.
Maintenant le meilleur est à venir.

Fabien

Be Sociable, Share!

déjà 2 commentaire, réagissez à ceux ci ou commentez vous aussi à “Le début de l’année la plus courte”

  1. Gladys dit :

    Quel magnifique article, Fabien tu m’as bluffé !

Répondre à Fabien

See also: