Dilli

Le brouillard s’est installé. Nous sommes en Février, c’est normal, c’est la saison. Nous nous faufilons dans une rue. Elle est toute petite et sinueuse. Immédiatement à sa droite, nous distinguons un autre passage et à sa gauche une autre rue prend place qui elle aussi mène rapidement à un autre minuscule passage. Notre rue est sombre. On ne voit presque pas le ciel et même si le brouillard s’était dissipé – ce qui n’arrivera probablement pas aujourd’hui – les rayons du soleil peineraient à entrer dans ce labyrinthe énigmatique.  Devant nous : des boutiques, des commerces, des hôtels à n’en plus finir. Le premier commerce, mis en valeur par une enseigne en néon clignotant et rafistolé laisse très vite place à une espèce d’étage supplémentaire abritant une autre espèce de commerce aux produits « abracadabrantesque » dont l’escalier de secours à demi ravagé par le temps permet d’accéder à une autre boutique ou hôtel, voir les deux, accrochée aux deux étages d’en dessous par je ne sais quoi ; un hôtel suivi d’une guesthouse qui mène à une autre commerce puis un toit terrasse. Cette rue est un enchevêtrement de cube posés presque au hasard les uns sur les autres, comme si un enfant s’était amusé à jouer au jeu « tetris » afin de construire la vie de son quartier.

Panhar Ganj

Quartier de Panhar Ganj

L’air est humide, nous avons un peu froid et l’obscurité ne nous aide en rien à nous réchauffer. Au pied des commerces, d’autres commerces mais cette fois-ci ils sont installés au milieu de la rue ; comme si en bloquant le passage à tous les véhicules, ils feraient plus fortune. Et, ça marche.

Old DelhiDes dizaines et des dizaines de vendeurs ont pris place dans la rue, n’importe comment. Ils vendent des bouts de tissus, de l’encens, des sculptures de divinités hindoues, des cacahouètes grillés, des oranges, des papayes prédécoupées, des samosas huileux, des yaourts brassés ; il y en a même qui nous fournissent de la fumée de charbon de bois – qui vient se coller à notre visage – et ça, gratuitement. Les stands aux allures improvisées coexistent comme si ces centaines de planches posés sur des cailloux à même le sol afin de présenter la marchandises, ne formaient plus qu’un immense marché non organisé. Chez nous, on appelle ça un bazar, ici ça tombe bien, avec un brin de lucidité, ils appellent aussi ce lieu « bazaar ».

Old Delhi, ville sombre

Si tous les commerces étaient ouverts... Elodie serait emportée par la foule !

Les hommes crient et certains chantent aussi. Les vendeurs ambulants avec leurs paniers posés sur la tête entament inlassablement un refrain avec une certaine harmonie. Leurs mélodies décideront peut-être les futurs acheteurs indécis ou préviendront les hommes réfugiés dans leur foyer dans les immeubles d’à côté qu’ils peuvent se précipiter dans la rue dépenser leurs roupies dans un en-cas fraîchement préparé. Vite vite, descend les escaliers, un dhal fumant (soupe de lentille indienne) est en train de passer ! Les cris et les chansons de ces hommes, vendeurs et acheteurs, s’entremêlent au point que nous nous demandons, bon sang, comment font-ils pour se comprendre ??

Fleurs pour les temples hindousAu milieu de ce bazaar, de trop nombreux véhiculent circulent. Voitures de luxe, voitures-épaves qu’il faut pousser pour espérer démarrer, cyclo pousse, pousse pousse, touk touk, rickshaw, camionnettes, bicyclettes. Tout le monde est bien là – on dirait que toute l’Inde est réunie ici – sans que personne ne se soucie de l’autre. Chacun avance persuadé qu’il sera le premier à passer. Évidemment, le code de la route indien ne fonctionne pas, trois files se sont crées sur une rue qui ne peut n’en accueillir qu’une. Une vélo qui tente de passer au milieu de la voie tandis que sur sa gauche deux rickshaw roulent à toute allure et qu’un vendeur traverse la rue avec sa planche de bois et ses fruits coupés, alors que toujours sur la gauche, mais en sans inverse, une voiture fait demi tour tranquillement… voici un joli tableau de la circulation indienne. Lorsque la situation dure plus de deux secondes, bien sûr, une tornade de klaxons déferle sur notre rue. Nous fermons les yeux, grimaçons. C’est que c’est douloureux. Les klaxons, évidemment trafiqués (pour faire encore plus de bruit qu’autorisés) se chevauchent les uns sur les autres et partent comme des éclats de verre. Certains se trouvent à seulement quelques centimètres de nos oreilles et nous font temporairement devenir sourds. Aïe ! Ils m’énervent quand ils font ça !
N’allez pas croire que nous ne sommes pas habitués à cette pluie de klaxons… Le Vietnam et ses rues trop chargées, le Cambodge et ses khmers un peu indisciplinés… Non, ce n’était qu’une partie de plaisir. La rue en question ici est une déclaration de guerre à nos oreilles.
Nous essayons d’avancer au milieu de cela, de nous promener les yeux en l’air, à l’aveuglette peut-être ? Mais les brusques coups de freins successifs des rickshaws pour ne pas nous percuter, prêts à grappiller le moindre centimètre, nous empêchent d’avoir une longue ballade innocente. Nous n’arrivons pas à tenir notre chemin droit. Les indiens pourtant, eux, y arrivent ! Ils avancent doucement, péniblement quelques fois. Ils s’arrêtent, reprennent leur marche, bousculent les voyageurs comme nous avec leurs épaules ou leurs coudes et surtout, avancent droit. Ils n’hésitent pas à mettre les pieds dans une flaque de boue, même s’ils sont en tong. Ils n’hésitent pas non plus à marcher dans les immenses piles de détritus qui jonchent la totalité de notre rue. Nous les observons avec curiosité et eux, doivent sûrement se marrer de nous voir hésiter et dériver autant à chaque minute pour esquiver, par exemple, les bouses de vaches.

Les vaches indiennes sont libres comme l'air.

Les vaches indiennes sont libres comme l'air et le cyclo pousse a dépassé les 50 à son compteur !

Les odeurs aussi sont à l’honneur dans notre rue. Les marchants brûlent de l’encens du matin au soir, disposé à côté de leurs marchandises, même si elles s’avèrent être des fruits prédécoupés. Ils demandent la bénédiction des divinités. D’autres marchants présentent leurs échantillons de parfums, recueillis dans de toutes petites fioles en verre transparent, comme une boutique de magie ou de sorcières. Eau de rose, jasmin, violette embaument la rue. Les épices régulièrement prennent la relève. Piment fort, cumin, anis, cardamome, masala, etc. C’est une vraie féérie. « Ça sent bon l’Inde Fabien ! » Il n’aura pas fallu plus de cinq minutes pour que je révise mon affirmation. Nous passons une fois de plus trop près – pour ne pas dire dedans – d’une montagne de détritus avec une touche de déjections de vaches par ci par là (les vaches sont fournies avec). Sur les murs, une odeur d’urine est tellement forte qu’on imagine le chemin qu’elle parcourt jusqu’à nos narines (le monsieur en train de faire ses besoins face à nous est fourni avec). Les égouts à ciel ouvert aussi déversent leurs ruisseaux d’odeurs. Nous voici dans le monde merveilleux des odeurs en Inde. Je n’ai pourtant jamais eu le nez sensible jusqu’ici ?…

Notre rue, animation dès le lever du jour...

Je sens tout à coup une petite main qui me tire la bas gauche de mon pull. Je m’écarte. La petite main continue à tirer de manière déterminée. Je baisse alors les yeux. C’est une enfant, une petite fille de cinq ans. Sans lâcher mon pull et en boitillant pour suivre mes pas, elle me pointe du doigt son jeune frère ou un copain, lui assis sur le sol au milieu des ordures. Les vieux tissus accrochés aux tuyaux d’évacuations des immeubles, m’indiquent qu’ils sont chez eux, protégés du vent par deux épais cartons. La petite fille me fixe avec ces grands yeux ronds et noirs. Elle ne sourit pas. Je ne lis aucune pensée d’enfant de son âge dans son regard. Il est froid et solide, plein de lucidité. Elle veut de l’argent. Non, même pire, elle veut juste manger. Ses habits sont noirs de poussières et déchirés. Elle tient sur son dos un espèce de sac à ordures, ordures qu’elle doit probablement récupérer en nettoyant la rue pour se faire quelques roupies à la fin de la journée. Elle ne parle pas beaucoup et se contente de s’agripper à moi sur cent mètres. Que faire ? Les interrogations se bousculent dans ma tête. Je n’ai rien à lui donner. J’ai les poches vides et puis… même si je le pouvais ? Ils sont plus de 200 000 enfants dans cette situation rien qu’à Delhi.
Nous accélérons le pas. Fabien attrape la main de cette petite fille pour la soulever du sol comme dans un manège (et pour la détacher de mon pull aussi). Elle rie aux éclats. Un étranger qui s’amuse avec une enfant des rues, cela ne doit pas arriver tous les jours. Nous la propulsons en l’air plusieurs fois pendant quelques minutes. Elle aime beaucoup. Lorsque nous la lâchons pour lui dire au revoir, elle nous sourit, demande des roupies  comme un refrain tout appris, puis aussitôt s’en va en secouant la main pour nous dire au revoir ou peut-être merci. C’était une gamine de cinq ans. Notre première confrontation avec la mendicité sera choquante. Mais en Inde, il faudra faire avec.

Delhi attire beaucoup de monde ; des voyageurs, des indiens, des familles en pèlerinage qui dans la foule dense des temples en un instant, perdent leurs enfants qui alimenteront alors ce triste chiffre d’enfants abandonnés dans les rues.

Delhi a beaucoup d’odeurs et de bruits. Il est impossible d’y être insensible. Pour les indiens, Delhi se dit « Dilli », la ville qui est enfouie dans leur coeur. « Ça vient de là ! » dit un homme en tapotant avec sa main droite le coté gauche de sa cage thoracique.

Old Delhi

Dans les vieilles rue de Old Delhi, il n'est pas rare de tomber sur des trésors anciens...

La ville accueille de très nombreuses confessions, qui même si elles n’ont pas toujours coexisté en paix, finissent par vivre ensemble sans quartier prédéfinis. Les nombreux temples en témoignent dans cette capitale : aux côtés d’une majorité hindoue et d’une minorité musulmane évoluent d’autres religions ou états d’esprits ; sikh, jaïn, bahá’ies, bouddhiste. Delhi brille par cet enchevêtrement de multiples confessions. Il n’y a pas d’autre ville, à ce que je sache, qui comporte à la fois des mosquées et à proximité, des temples hindous et une synagogue, églises, temple sikhs. Ce serait presque un modèle… si je ne savais l’histoire indienne. En tout cas, l’idée est là et elle est belle.

Jama Masjid, la plus grande mosquée d'Inde

Jama Masjid, la plus grande mosquée d'Inde

Mémorial de Gandhi

Mémorial de Gandhi, un homme qui a toujours milité pour une Inde unie, quelque soit les religions...

Nous pénètrerons dans un temple sikh. Nous serons accueillis à bras ouverts. Une pièce au sous sol a été conçue pour rencontrer les étrangers où un adepte nous mettra rapidement à l’aise.  Il a un turban sur la tête et une grosse barbe. Vous connaissez les sikhs ? C’est ces messieurs qui doivent se couvrir et ne plus jamais se raser, l’image de l’Inde que l’on véhicule dans nos médias en France. Ce monsieur là nous expliquera la conduite à tenir si jamais nous voulions par hasard entrer dans le temple avec les autres adeptes. S’il n’avait pas été là, je crois que nous ne l’aurions pas fait. Cette religion était et restera un grand mystère. Nous devons tout d’abord nous déchausser et nous mettre pieds nus (pas de chaussettes). Fabien se verra remettre un bandana orange et on me fera comprendre qu’avec mon foulard il faudra que je me recouvre la tête.

Gurudwara Bangla Sahib

Gurudwara Bangla Sahib

Le plus discrètement possible, nous entrons dans l’enceinte du temple et observons nos voisins. Dès l’entrée, des robinets sont installés avec du savon et un petit cours d’eau circule au pied d’un escalier. Chacun plonge ses pieds dedans pour les rincer puis nettoie ses mains. Nous faisons de même. Après l’ascension de l’escalier, nous arrivons au pied du bâtiment. Tous les fidèles, hommes, femmes et enfants, s’agenouillent pour embrasser la pierre de l’entrée. A l’intérieur, sur un gros coussin trois hommes chantent dans un micro. Ils récitent des prières, je pense, et nos voisins après s’être courbés, se sont désormais assis pour les écouter en silence. A la fin de la prière, une file s’est créé sur le côté et chacun recevra une assiette avec un gâteau. Les gens ressortent alors comme ils sont entrés, en s’agenouillant et en embrassant la pierre près de la sortie. Toujours dans l’enceinte du temple mais cette fois à l’extérieur, un bassin a été aménagé. Il aurait, parait-il, des propriétés curatives. Les fidèles trempent un à un leurs pieds dans l’eau et se lavent le visage plusieurs fois.

Enfant qui se baigne ou s'amuse ?

Enfant qui se baigne ou s'amuse ?

Homme de confession sikh

Temple sikh

Nous resterons en retrait à observer ces gens, fascinés par une telle ferveur et une religion que nous ne connaissons pas. Même si énigmatique, elle nous touchera quand même. Nous voilà propulsés, que l’on veuille ou non, dans le « continent indien », une terre très mystérieuse , à la culture qui lui est propre.

Devant un temple sikh à Delhi

Gurudwara Bangla Sahib

Première journée à Delhi et nos impressions sont déjà fortes. Des odeurs, des couleurs, des sensations ! Des palais, de somptueuses sculptures, des tombeaux !

Tombeau de Humayun

Tombeau de Humayun

Tombeau de HumayunLes rues anarchiques aux routes encore en terre par endroit et aux immeubles ravagés par le temps, accueillent chaque jour tout ce petit monde. L’Inde héberge plus d’un milliard d’habitant et se prépare à dépasser la Chine. Les indiens marchent droit, ils se bousculent violemment et ne s’excusent même pas. D’où provient l’expression « file indienne » ? C’est une belle ânerie.

Nous sommes pris dans un tourbillon infernal de sensations et il y a impossibilité de s’en sortir. Que faire ? Suivre le mouvement. Le soir, nous serons épuisés. La réalité n’est pas facile. Les indiens ne sont pas des tendres, ils ne sourient pas souvent, même pas entre eux. Chacun doit sa propre réussite à ses facultés à dépasser les autres. Si un homme se fait renverser par une voiture, personne ne viendra le relever. En une heure seulement, j’ai failli moi même me faire renverser par plusieurs véhicules. Cela m’a marqué car dans le reste de l’Asie, quand la circulation était bouchée et que nous voulions traverser, les véhiculent s’adaptaient à notre pas… c’est fini en Inde.

Quand on demandait aux autres voyageurs avant de partir ce qu’il pensait de ce pays, ils nous répondaient « Aaaah l’Inde… » Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Aujourd’hui, en sortant de mon lit, j’ai été bercée par les chansons des vendeurs ambulants de rue « Chai chai ! »(thé indien). Toujours dans la même auberge, trente minutes plus tard, j’étais transportée gustativement par un petit déjeuner indien traditionnel. La télé allumée pas loin diffusait des musiques de Bollywood, composées de centaines de danseurs aux costumes colorés. Ce pays, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer ! Une heure plus tard, trois rickshaw manquaient de me percuter, une petite fillette des rues s’agrippait à mon pull et un corps, sûrement trop attaqué par l’alcool consommé la veille, gisait au milieu de la route, inerte. Et personne ne s’en souciait.

Les indiens ont un caractère dur. Je sens qu’ils réussiront à forger mon propre caractère. Et je les remercie pour ça. En l’espace d’une journée, je me suis mise à la fois à adorer l’Inde passionnément puis à la détester. Ces sentiment sont déstabilisants.

Il faut pourtant déjà quitter Delhi. J’ai l’impression de n’y avoir rien fait, rien vu, mais d’y avoir ressenti le pays tout entier ; d’avoir grandi aussi. Je sais que nous retournerons un jour dans cette ville. C’est obligé. Je suis si impatiente de retrouver ma Dilli…

Colorant indien sur le marché

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