Ce lac qui n’avait pas d’horizon

Dans la brume matinale, nous nous pressons, esquivant les pick-up, vélos et motos circulant à toute allure, poursuivant un homme d’apparence si banale qu’on ne réussit à reconnaitre que par sa veste bleue indiquant en birman le nom d’un entrepôt suivi de la mention « special fishes », en anglais, ce qui fait bien rire Jaimie, un grand gaillard baroudeur de Chicago qui nous accompagne pour la journée. Il est tôt et pourtant l’activité est frénétique autour de nous. Des femmes se pressent, toutes sortes d’objets posés en équilibre sur leurs têtes, des charrettes se dirigent dans la même direction que nous, les maisons de thé sont déjà pleines d’hommes enchainant cigarettes sur cigarettes tandis que des caisses sont chargées et déchargées des fines embarcations à fond plat et à moteur sur-dimensionnés qui envahissent le canal, sur le côté, par des hommes plus courageux. L’étrange personnage, qui n’a pas décroché un mot depuis qu’il est venu nous chercher, n’est pas plus loquace quand il descend soudainement sur un des véhicules trônant dans le passage d’eau déjà trop encombré pour déplier de grossières chaises en bois, les ajuster et y déposer coussins, gilets de sauvetage et couvertures polaires, avant de nous indiquer de venir, un par un pour nous asseoir à bord de l’esquif, entourée par tellement d’autres bateaux qu’on se demande vraiment si c’est possible de se déplacer à travers ce miasme nautique, à travers ce décor digne d’un théâtre où chaque personne serait un comédien de la vie réelle.

Des bateaux partout!
Des bateaux partout!

Et pourtant, poussant un par un les bateaux devant, nous finissons par avancer, lentement, esquivant prudemment les embarcations venant en sens contraire ou poussant avec une rame celles stationnées là, puis après bien des efforts de la part du capitaine, nous arrivons à un canal plus grand, ce qui lui permet de démarrer à grands bruits l’imposant moteur du véhicule flottant, projetant autant d’eau que chacun des autres bateaux remplis de touristes qui partent dans notre direction, tandis qu’à contre-sens les pêcheurs et autres habitants des rives du lac voisin viennent en ville pour y faire affaire, chargés parfois de volumineuses caisses en carton et en bois, le tout partiellement recouvert par diverses bâches qui protègent également les jeunes femmes qui ne souhaitent pas tant se protéger du vent mordant matinal que du soleil à peine levé, et nous réalisons vite que les couvertures servent à faire l’inverse, se protéger du froid glacial et s’exposer à l’astre du jour pendant que le chauffeur fonce tout droit, esquivant seulement les gerbes d’eau des véhicules environnants pour aller tout droit un temps, avant de changer de cap sans prévenir, virant à bâbord dans un bras infréquenté du canal, plus sauvage avec ses roseaux et ses oiseaux seulement perturbés par les remous du sillon creusé par nous et le bruit de notre embarcation pétaradante filant toujours malgré l’étroitesse du nouveau passage.

Habitants, bateaux, eau
dans le canal…
Femmes lavant leur linge
Femmes lavant leur linge

Puis nous arrivons à proximité d’un des nombreux villages que nous croiserons durant cette journée, village sur pilotis dont il est presque impossible de s’échapper sans embarcation, sauf à faire des bonds lunaires, les maisons étant séparées les unes des autres par des canaux pas toujours de petite taille… Nous passons notre chemin sans nous arrêter, comme si les habitations n’avaient aucun intérêt aux yeux du pilote, ou qu’elles n’avaient jamais existé, ou que sais-je encore, mais nous filions encore pour arriver très vite sur un site majeur… Là où il n’y a pas de ciel et d’eau distincts, sur ce lac qui n’avait pas d’horizon : le lac Inlé s’offrait à nous, nappé de brumes, aux teintes de blanc et de gris, bicolore aux formes indistinctes à la fois froid et distant et si proche à la fois, irréel en quelque sorte, comme tout droit sorti d’un rêve où on volerait au dessus d’un miroir dans lequel vivent des personnages énigmatiques…

Ce lac qui n'avait pas d'horizon
Ce lac qui n’avait pas d’horizon

Comme ces pêcheurs sur leurs embarcations, à se tenir au bout de leurs barques, à ramer avec une seule jambe, presque en équilibre, à nous montrer leur prise du jour avec fierté, à frapper l’eau de toutes leurs forces pour effrayer le poisson et qu’il se précipite dans les nasses… J’aurais pu rester là des heures, à observer le spectacle fascinant de ces hommes hors du commun, hors du temps, utilisant des méthodes ancestrales pour leur survie et celle de leurs familles, les transmettant aux générations futures pour qu’elles aussi puissent à leur tour survivre grâce à ce lac à l’eau cristalline dont on peut apercevoir le fond, tapissé d’épaisses couches d’algues qui sont autant d’abris pour les frétillants animaux à capturer.

Pêcheur et nasse

La dernière prise
La dernière prise
L'observateur
L’observateur

Et nous continuons en nous rapprochant de la rive, en nous rapprochant de la réalité, comme en se réveillant d’un rêve les yeux grands ouverts, près d’un village qui nous dévoile le spectacle du quotidien, un marché dont les commerçants vendant leur camelote à des touristes trop curieux, qui se mêlent aux artisans forgerons, marchands de légumes, fruits et autres consommables, pharmaciens et que-sais-je encore venus comme chaque jour, tel la répétition d’une pièce qui ne se jouera jamais, pour essayer de vendre à leurs congénères.

Sur la route pour le village
Sur la route pour le village

Tout un monde pour nous, à mille lieues de ce que nous connaissions dans notre vieille Europe : légumes posés à même le sol, bibelots paraissant de médiocre qualité sur des étals de toute aussi maigre qualité, bouilloires rouillées fumantes d’eau bouillonnante chauffée au feu de bois… au feu de bois…

Marché
Au marché…

Marché 2

Une bouilloire au coin du feu
Une bouilloire au coin du feu

Comme le forgeron et ses assistants, entretenant un épais tapis de braises pour restaurer les lames d’outils usés par le temps, comme ces femmes elles aussi usées par le temps, assises par terre à composer des bouquets de fleurs, pour décorer mais aussi et surtout pour les offrandes, à qui nous aurions offert des fleurs uniquement pour leur faire plaisir, mais l’auraient-elles entendu de cette oreille? Le temps passe vite et déjà nous devons retourner sur le bateau, observant au passage les enfants du village en plein exercices imposés dans la « cour de récréation » ou plutôt la grande plaine herbeuse située devant le bâtiment.

Forgerons du marché
Les forgerons du marché, qui utilisent encore des méthodes traditionnelles
Les enfants en plein exercices
Les enfants en plein exercice

Et nous revoici sur l’embarcation, perdus au milieu de l’étendue d’eau qui s’est transformée, le voile brumeux qui auparavant obstruait la vue déchiré par le soleil au firmament, ce dernier pointant de ses rayons une nouvelle destination à l’horizon, se rapprochant de nous à grande vitesse pour révéler un nouveau village sur pilotis, d’envergure supérieure au précédent.

En arrivant dans le village
En arrivant dans le village

Là, les habitants cherchent visiblement l’autonomie, si ce n’est la richesse, et on découvre, entre deux zones artificiellement asséchées pour y faire d’immenses rangées de plantations de tomates, de grands ateliers toujours sur pilotis, comme s’ils avaient peur d’une inondation prochaine.

Même les enfants se déplacent de cette manière!
Même les enfants se déplacent de cette manière!

Notre chauffeur en sélectionna un, sans doute pas par hasard, et nous y arrêta, pour que nous allions visiter un atelier de confection de tissus de matière bien particulière : en lotus! Il est assez surprenant de découvrir que le végétal possède de nombreux filaments dans sa tige, et qu’en les étirant et torsadant, on obtient un fil clairement assez résistant pour faire des tissus robustes, et même pouvoir les travailler en machine… enfin des machines anciennes, chaque pièce est fabriquée à la main et peut demander de deux jours à trois semaines! Alors, évidemment, après la découverte vient le moment de découvrir le travail fini, rendu pénible par les vendeurs collants – et les prix exorbitants, parfois plus de trois cent dollars pour une pièce, un délire quand on sait que le salaire moyen d’un bon informaticien (celui que nous avons rencontré en tout cas) est de deux cent dollars par mois!

Voici donc ce qui se cache dans des tiges de lotus…
Voici donc ce qui se cache dans des tiges de lotus…
Tissage de tissu en "peau de lotus"!
Tissage de tissu en « peau de lotus »!

On continuera la tournée des artisans avec le forgeron local qui, comme son homologue du village, utilise des techniques ancestrales pour donner au métal la forme voulue, en frappant avec force à coup de masses des ferronneries rougies par le four à proximité, four lui même alimenté par un ingénieux système de soufflets caché par les cendres froides. L’artisan présente sur les murs ses créations : couteaux, serpes, machettes et autres sabres, un arsenal conséquent exposé aux côtés d’oeuvres plus « exportables » telles que des cloches, échiquiers, boites et cadenas (quoique, dans certains cas, on puisse douter de l’origine des objets tant ils sont fins et complexes), avant de partir pour une surprenante fabrique de… cigares! Nous apprendrons plus tard que les feuilles utilisées pour les fabriquées poussent un peu plus haut, dans les montagnes, puis qu’elles sont séchées à l’aide d’une sorte de four particulier avant d’être descendues dans la vallée pour être roulées avec du tabac venu, lui, de la région de Mandalay.

Fabrication de cigares
Fabrication de cigares

Un dernier détour par l’atelier des menuisiers en pleine restauration du gréement de bateaux (qu’ils essaierons de nous vendre) et de fabrication d’un nouveau (qu’ils essaierons de nous vendre). Nous restons sans voix devant toutes ces personnes qui ont des métiers qui me paraissaient quelques heures auparavant avoir disparus depuis des années, ou avoir été reléguées au rang de « métier historique », au même titre que gardien de phare, ménestrel, sabotier ou allumeur de réverbères! Chaque personne travaille de façon artisanale, que ce soit pour faire des objets de consommation immédiat (un cigare, c’est cinq minutes de plaisir – pour ceux qui en fument) ou des véhicules qui devront résister à l’épreuve du temps – certains bateaux sont garantis durer jusqu’à soixante ans!

Bateau en cours. Garantie soixante ans.
Bateau en cours. Garantie soixante ans.

Après un modeste repas avec Jaimie avec qui nous échangerons nos souvenirs de voyage (car lui aussi voyage beaucoup), nous nous dirigeons vers l’immense pagode Phaung Daw Oo, sacrée et contenant cinq représentations de Bouddha, tellement recouvertes de feuilles d’or qu’elles ne ressemblent aujourd’hui à rien d’autre qu’à d’énormes pépites d’or! Il est assez surprenant, encore une fois, de voir la dévotion vouée a ce personnage (car, rappelons-le, ce n’est pas un dieu)! Une fois par an, les pépites d’or sont sorties sur un extraordinaire bateau et partent pour une parade qui vaut sans doute le détour!

Pagode
Pagode Phaung Daw Oo
Les statues de Bouddha à l'origine…
Les statues de Bouddha à l’origine… (source : internet)
…et les statues de nos jours!
…et les statues de nos jours! (source : internet)

La fabrique d’ombrelles nous offrira elle aussi son lot de surprises : la feuille utilisée est faite de branches d’arbres (je ne sais plus lequel) broyé, plongé dans l’eau pour répartir les fibres en fine couche, puis retirée de l’eau avec un tamis pour sécher au soleil, avant d’être découpée pour faire l’ombrelle, posée sur une ossature de bois elle-même travaillée dans l’atelier. Assez curieusement, je ne les trouvaient pas aussi belles que celle que nous avions acheté, quelques jours avant, à Bagan (mais ça c’est une autre histoire que nous vous raconterons peut-être un autre jour)…

Décoration d'ombrelle
Décoration d’ombrelle

Enfin, et pour finir notre « Inlé Artisan Tour », nous passerons dans une orfèvrerie où nous seront présentées les différentes étapes de fabrication d’une oeuvre, depuis la réception du matériau brut jusqu’à la vente (évidemment). On ne va pas vous mentir en vous disant que ce genre d’exercice, s’il n’est pas complètement inintéressant (…pas complètement, si, je vous assure… enfin… euh…) nous agace franchement, à vouloir nous vendre de manière plus ou moins forcée des produits de qualité franchement variable et en nous trainant de stand en stand, comme cela c’était produit lors de notre visite du cañon de Colca. Ici, cela a au moins le mérite de nous montrer que certains produits sont faits sur place!

En route vers un nouvel artisan!
En route vers un nouvel artisan…

En ce milieu d’après-midi, nous sommes de retour sur le lac, enfin on dirait, tant les herbes hautes tout autour de nous masquent la réalité des choses : sommes nous près d’une rive, perdus sur un ilot ou presque au centre, difficile voir impossible à définir! Alors on se laisse guider, croisant d’autres touristes dans l’autre sens, et quelques bateaux de pêcheurs semblant partir vers des milieux plus propices à une pêche fructueuse, une jambe posée sur leur embarcation, l’autre chevillée à une rame qu’il manient comme si ils avaient été attachés avec durant toutes leurs vies, spectacle si difficile à décrire pour nous occidentaux, des gens qui défient la gravité en flottant littéralement au dessus de l’eau…

Pêcheurs en route vers leur lieu de labeur…
Pêcheurs en route vers leur lieu de labeur…

Nous arrivons après de multiples détours entre les herbes et les plantations de tomates fraichement apparues au temple Nga Phe Chaung, mondialement célèbre pour ses… chats sauteurs! Il y a quelques années, les moines eurent l’idée de dresser des matous à sauter au travers de petits cerceaux, en échange d’une petite récompense : force est de constater que les félins ont sans doute beaucoup sauté et trop abusé de nourriture, et le temple tient aujourd’hui plus du lieu de repos pour chats du troisième âge et obèses que d’un lieu de culte! Le bâtiment pourtant vaut en lui même le détour : tout en teck, ce bois imputrescible disponible en grande quantité au Myanmar, il est relativement âgé et possède de très belles pièces, malheureusement pas mises en valeur. Nous passerons un moment à observer les dodus félins de trainer d’un point à un autre, en espérant en voir un sauter (quel doux espoir!) ou à défaut voir un enfant surprendre un minet pour le faire bondir et m’uriner dessus (le chat, pas l’enfant) : ça, c’est fait.

Pagode en teck
Pagode Nga Phe Chaung, toute en teck
Chat-pas-sauteur
Chat-pas-sauteur

Il est finalement temps de prendre le chemin de retour vers Nyaung Shwe. De nouveau nous nous retrouvons dans cette immense étendue d’eau, qui nous révèle cette fois-ci ses rives, au loin de chaque côté, et lentement nous replongeons dans une sorte de transe, un rêve éveillé dans lequel circulent dans une lumière orange flamboyante des personnages toujours aussi étranges, fantasmés, comme inimaginables avec leurs nasses si grandes soulevées au dessus d’un bateau si petit, eux presque aussi maigres que les poissons qu’ils pêchent, presque aussi fins que les barques dans lesquelles ils se déplacent, leur silhouettes noires dans le soir rougeoyant.

De retour sur le lac…
De retour sur le lac…

Pêcheurs

De nouveau le sillon de notre bateau s’agrandit à mesure que le bruit du moteur fait de même… quel spectacle, un nouvelle fois! Eux là bas ne semblent pas se rendre compte du décor dans lequel ils sont, trop absorbés par leurs taches quotidiennes, et la lumière qui décroit fait de nouveau se fusionner l’eau et le ciel sur ce lac qui n’a de nouveau plus d’horizon, absorbant au fur et à mesure tout ce qui l’entoure, les montagnes, les maisons, les cultures et ces hommes, ces vivant, ces acteurs sans le savoir, disparaissant comme derrière un rideau noir pour les spectateurs que nous sommes.

Pêcheur au filet

Coucher de soleil sur Inlé
Coucher de soleil sur Inlé

La nuit tombe, cristallisant les souvenirs d’une journée dont toute la magie se sera passée sur l’eau, au contact de ce lac, et le retour dans le canal quitté tôt ce même matin clôturera cette aventure, les femmes se protégeant du froid qui pointe à l’aide des bâches qui couvrent les achats ou invendus de la journée, puis dans ce petit canal où le matin même il était impossible de circuler et maintenant il tient presque d’un boulevard vide, restant seulement quelques locaux, encore occupés à charger et décharger des cargaisons sur leurs embarcations.

Pêcheur 3

Pêcheur 4

L’aventure d’une journée est terminée, et quelle aventure! Nous garderons en tête ce lac à la beauté indescriptible, ses habitants uniques, son ambiance si étrange, à la frontière du réel, comme un monde où les lignes habituelles n’existent plus…

Au loin, de la vie…
Où les frontières disparaissent…
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déjà 2 commentaire, réagissez à ceux ci ou commentez vous aussi à “Ce lac qui n’avait pas d’horizon”

  1. francine dit :

    superbes photos du lac « qui n’avait pas d’horizon ». Quelle belle journée à la rencontre et découverte de tous ces artisans, et pêcheurs !
    Nous sommes accro à vos articles, attendons toujours avec impatience leur parution.
    Ça va nous manquer ! …

  2. Chnonis dit :

    Du lac Titicaca… Au lac Inle…
    Deux mondes… Deux horizons…
    Merci pour le voyage.

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